Egypte : l’armée a trahi le peuple. Vive l’armée!
Le cliché ci-dessous a été pris il y a un an et quelques jours, sur la place Tahrir. A cette époque, le 24 juin 2012, des centaines de milliers d’Egyptiens avaient afflué dans les rues pour converger vers la place Tahrir où ils entendaient célébrer l’accession au pouvoir de Mohammed Morsi, premier Président civil à la tête de l’Egypte.
Une année après ce scrutin démocratique historique, l’armée semble avoir conservé le rôle d’assesseur, clé des urnes en mains. Après le « printemps arabe », l’« hiver islamiste » et l’« automne salafiste », le retour en force de l’armée semble marquer l’avènement de l’« été militaire ».
Plus qu’un changement climatique, le cours de l’histoire en Egypte ressemble à une histoire sentimentale assez étrange : cette histoire qui alterne amour et haine entre le peuple et ses représentants, c’est celle d’un ménage à trois fort mouvementé.
Tout a commencé il y a quelques mois de cela. Le peuple, victime d’un énième mariage forcé avec son « père », Hosni Moubarak, a franchi le mur de la peur pour manifester sa colère contre un dictateur trop longtemps irrespectueux envers ses sujets.
Le 25 janvier 2011, la rupture fut officialisée après des semaines de rassemblements pacifiques. C’est alors que l’armée vint consoler le peuple en lui promettant le beau temps après cette sévère tempête.
La Révolution du 25 janvier n’en était pas une
Or, c’est là-dessus que réside la première pomme de discorde : la « Révolution du 25 janvier », surnom de la rupture entre le peuple et le despote Hosni Moubarak, n’en était pas une… Les quelques embrassades observées entre soldats et manifestants dans les rues égyptiennes n’étaient non pas des scènes de fraternisation : il s’agissait pour l’armée d’exprimer son traditionnel rôle de défenseur suprême de la nation égyptienne et non pas de rendre publique une quelconque forme d’amour fusionnel. L’establishment ne s’est pas solidarisé avec les manifestants, il a seulement cessé de soutenir Moubarak.
Ce dernier prévoyait effectivement de propulser son fils Gamal Moubarak à la présidence, assurant ainsi la configuration « République héréditaire » à l’image de la dynastie républicaine al-Assad en Syrie. Voyant d’un mauvais œil ce « réformiste de l’intérieur » aux relents libéraux, les militaires ont ainsi saisi le moment opportun pour faire « dégager » Moubarak comme le réclamaient les manifestants.
L’armée s’est imposée en « mère du peuple »
Aussi, l’armée, hier accusée de complicité avec la dictature, devenait réellement – à tout le moins légalement – le protecteur suprême de la nation. Son ras-le-bol face au zèle de Moubarak rencontrait ainsi le désarroi d’un peuple en pleine rupture. Suite logique d’une telle aventure sentimentale, l’amée a consolé le peuple, s’imposant ainsi comme la « mère du peuple » en lui promettant la démocratie.
Au deuxième acte, la « mère du peuple » – par le biais du Conseil suprême des forces armées (CSFA) – s’est arrogé le droit – ou précisément tous les droits – de superviser l’après-dictature, autrement dit la transition vers la démocratie. Et ce, en prétendant répondre aux aspirations du peuple. Ici, réside le second désaccord.
Si l’armée s’est engagée à tenir les rênes de la transition démocratique égyptienne, les modalités qu’elle a choisies étaient défavorables voire hostiles aux souhaits formulés par les manifestants. Probablement pressée, sans doute intéressée, elle a imposé un calendrier électoral restreint (législatives en novembre 2011-janvier 2012) ne donnant pas assez de temps à ce peuple en colère pour s’organiser et se préparer à concrétiser ses aspirations.
Or, comment des partis politiques naissants peuvent-ils s’organiser et mener une campagne en moins d’une année ? Pire qu’une erreur de parcours, cette donne révélait en réalité le désir de la « mère du peuple » de tromper ce dernier.
Le peuple a été berné
En imposant le calendrier transitionnel et en octroyant si peu de temps à des formations nouvelles – ressuscitées voire nées même dans les rues égyptiennes –, l’armée a en réalité trompé « son » peuple : elle a préféré s’entendre avec un amant plus adéquat.
L’amant en question, c’est une confrérie : celle des Frères musulmans. L’armée a en réalité peur d’une chose : du peuple qu’elle prétend défendre. Car en voulant que le pouvoir lui revienne, en voulant la démocratie, le peuple revendiquait son dû face à une structure qui le lui a volé. Ce dû c’est le pouvoir, que l’armée détient économiquement via sa part de PIB (inconnue mais certainement immense) et exerce politiquement via les officiers qu’elle a faits présidents (Nasser, Sadate, et Moubarak).
Contre toute libéralisation politique, elle s’est donc alliée avec un autre conservatisme : celui des Frères musulmans.
Dans un pays où l’islamisation de la société est réelle, où beaucoup d’hôpitaux, d’écoles et de nourriture étaient offerts par les islamistes, et où, en plus de jouir du statut d’« opprimés du régime », ces mêmes islamistes sont les seuls acteurs ayant un fort ancrage local (notamment du fait de leur ancrage social), les Frères musulmans avaient « tout pour plaire ».
A tout le moins, ils avaient tout pour réussir. Or, ces mêmes Frères musulmans ne sont pas ceux qui sont descendus les premiers dans les rues égyptiennes : ils ont suivi les évènements plusieurs jours après leur éclatement. Prudence due au syndrome de l’opprimé ou stratégie concertée avec l’armée ?
Le débat « islam-charia » a pris le dessus
Quoi qu’il en soit, le scénario le plus probable s’est réalisé : comme dans nombre de « révolutions », les initiateurs ont été désignés perdants. Les Frères musulmans ont conquis la majorité parlementaire puis la présidence. Si évolution il y a eu, c’est essentiellement au niveau procédural de la démocratie : en organisant les premières élections libres et régulières, c’est la dépendance des gouverneurs vis-à-vis des gouvernés qui a été instaurée.
En d’autres termes, le peuple a pu user de son droit de vote pour élire ses représentants. Ces derniers, qui ont promis plus de justice sociale et plus d’islam dans les affaires publiques, se sont accoutumés à un exercice quasi-monopolistique du pouvoir. Mais à quoi bon monopoliser le pouvoir lorsque l’on est débutant en « réelle politique » ?
Les promesses d’amélioration du sort du peuple se sont vite enfouies sous les débats « islam-charia » aussi mal placés que les débats « identité nationale-immigration » sur le Vieux continent, signe commun que des deux côtés de la Méditerranée la démagogie compense l’incapacité à concrétiser maintenant le changement.
Aussi, le peuple a-t-il rapidement réalisé la supercherie : sa « mère » avait pour amants Morsi et ses comparses. Exit le rêve d’une révolution concrétisée en l’espace de quelques mois, rêve d’autant plus commun aux révolutionnaires des quatre coins du monde qu’il est de facto irréalisable.
L’opposition a su séduire le peuple
Comme nous l’ont montré les autres révolutions qui ont émaillé l’Histoire, promouvoir la démocratie et améliorer les conditions de vie d’un peuple pauvre et ostracisé n’est pas un processus rapide et naturel : il s’opère au gré de luttes politiques, de consensus et de contestations. Et ce, non pas sur douze mois, mais sur des décennies voire des siècles, la promesse d’égalité entre hommes et femmes formulée en 1789 en France l’atteste.
Dans cette marche longue et tumultueuse, et entre les cris de joie place Tahrir le 24 juin 2012 et les cris de haine ces derniers jours, où est donc passé l’amour du peuple pour sa « mère » et « les Frères » ?
Ni « mère » ni « Frères », le peuple s’est finalement laissé séduire par l’opposition. Cette dernière, qui s’est faite le porte-parole du peuple ces derniers jours à travers Mohamed Baradei, un ex-fonctionnaire international revenu de l’étranger par la plus opportune des coïncidences, a récupéré autant que faire se peut les protestations populaires : elle qui prétend la représenter évite pourtant les mêmes rues que celles qui ont conduit à la chute de Moubarak.
Face à un peuple impatient, qui subit de plein fouet la désorganisation des services publics, la chute du tourisme et la montée du chômage, et dont la majorité vit encore avec moins de deux dollars par jour, elle entend exprimer le ras-le-bol du peuple face à un président impuissant.
Comment procède-t-elle ? En se faisant la caisse de résonance immédiate de la colère du peuple : quand le peuple crie « Dégage Morsi ! », plutôt que de proposer une alternative, elle répète en chœur « Dégage Morsi ! ! ! ! ! ». Aussi, par intérêt politique, elle recourt à la même démagogie qu’elle prétend conjurer. Peu importe, la séduction est sur les rails et l’opposition est peut-être bien partie pour réincarner un nouveau « père du peuple ».
Le peuple ne sait plus où donner de la tête
Le peuple égyptien a été triplement trahi :
- trahi par l’armée qui a délaissé « son » peuple au profit d’une alliance avec des Frères aussi conservateurs qu’elle ;
- trahi par les Frères qu’elle a portés au pouvoir, qui lui ont promis « justice et liberté » et qui se sont improvisés en cheikhs manipulant l’islam à des fins politiques ;
- et enfin trahi par une opposition factice, incarnée par une myriade d’anciens exilés (« Courage fuyons ») et de bourgeois « cairo-centrés » qui passent plus de temps sur Twitter et sur les ondes hertziennes que dans les rues de l’Egypte profonde.
Comme toute histoire sentimentale, celle-ci est extrêmement compliquée. Elle met en lumière tous les cercles vicieux qui se sont formés dans les rondes de manifestants place Tahrir. Elle explique enfin pourquoi ceux qui huaient les hélicoptères militaires survolant la place Tahrir en juin 2012 les applaudissent en juin et juillet 2013 : bernés par l’armée, bercés par les Frères et aujourd’hui charmés par l’opposition, ils ne savent plus où donner de la tête.
Peut-être l’Egypte, « oum el dounya » (« la mère du monde ») comme on la surnomme, a-t-elle accouché d’orphelins.