Editorial pour la Journée mondiale de la liberté de la presse
Tout le monde dans les pays arabes reconnaît que de profonds changements sont nécessaires, urgents et inexorables à court terme – y compris les dirigeants.
Par: Martti Ahtisaari et Lakhdar Brahimi
Le courage de ces jeunes gens luttant dans cette région pour leurs droits politiques et économiques, et finalement pour leur dignité, a recueilli l’admiration générale du monde entier. Les changements introduits jusqu’à présent en Egypte et en Tunisie sont fragiles mais prometteurs. Ils ont surtout donné espoir à des millions de gens. Desmond Tutu, notre président, adhère à l’esprit et la manière de procéder du mouvement de protestation et l’a formulé ainsi dans un message twitter : «Frères et sœurs en Egypte, vous avez donné au monde le bien le plus précieux : la conviction qu’en fin de compte c’est le droit qui l’emporte.» Il semble bien que sa phrase en ait touché plus d’un, car elle a été reprise sur twitter par des milliers de personnes. Les jeunes en Egypte et en Tunisie sont toujours mobilisés. Ils constatent que ce à quoi ils sont parvenus est, certes, remarquable, mais loin d’avoir définitivement abouti. Beaucoup d’entre eux, sans doute la majorité, comprennent que l’ancien régime est révolu, mais qu’un nouveau régime meilleur a du mal à s’instaurer.
Ils ont été choqués, par exemple, par la cour martiale condamnant un blogueur égyptien à une peine de trois ans de prison pour avoir critiqué l’armée. Ils sont à juste titre troublés par les informations sur les arrestations, disparitions et tortures auxquelles sont soumis d’autres militants depuis la mise en place du gouvernement de transition dirigé par le Conseil militaire suprême. Ils constatent que les sites web rapportant de tels incidents sont bloqués et que d’anciennes lois servent à faire taire les critiques. Une culture basée sur la responsabilité redditionnelle ne se fera pas du jour au lendemain, même si l’ancien président Moubarak est détenu et plusieurs ministres sont jugés pour des affaires de corruption flagrantes. Certains journalistes ont avoué que dans les circonstances actuelles l’ancienne habitude consistant à s’autocensurer n’avait pas complètement disparu. Ce qui se passe en Egypte est important. Le pays a traditionnellement joué le rôle de leader dans le monde arabe et africain. Les gens se tournent vers Le Caire en espérant que le vent du changement souffle dans la bonne direction.
Le large mouvement du peuple égyptien tentant de mettre en place un vrai gouvernement représentatif libérera de grandes forces pour la reconstruction de l’Egypte elle-même et enverra un signal fort dans toute la région, si on lui permet de poursuivre cet objectif efficacement. Il est déjà évident que la demande d’un vrai changement non superficiel rencontre une résistance qui s’appuie sur l’utilisation excessive et inacceptable des forces de l’ordre au Yémen, en Libye et en Syrie. Au Bahreïn, les demandes légitimes pour la liberté et l’égalité ont conduit à de dangereuses tensions régionales. À long terme, l’impact de ce «printemps arabe» sera difficile à contenir. En fait, il ne fait aucun doute qu’un des résultats importants issus de ces révolutions populaires est d’avoir gagné de façon irréversible une plus grande liberté d’expression – pour les peuples et pour les médias. De nouvelles entreprises médias voient déjà le jour et nous espérons que d’autres suivront. Un accès plus large à l’information et le droit de regard des citoyens ordinaires dans les décisions concernant leur vie sont essentiels afin de remédier aux causes profondes des tensions, y compris le chômage et l’inégalité. Le désir toujours plus grand de justice devrait donner un coup de fouet aux efforts internationaux pour trouver un règlement juste au conflit israélo-palestinien. Comme nous l’avons constaté à maintes reprises à travers le monde, la censure et le contrôle de l’information ne desservent que les intérêts d’une minorité privilégiée ; l’Etat de droit en pâtit, les droits de l’homme sont ignorés et l’impunité ainsi que la corruption se répandent de manière incontrôlée. Les médias libres, responsables et reflétant des opinions diversifiées favorisent, au contraire, la transparence et la responsabilité redditionnelle, enrichissent le débat public et contribuent à s’assurer que les gouvernements tiennent compte des préoccupations et aspirations de tous les citoyens.
Il ne faut cependant jamais relâcher ses efforts
Les Constitutions nationales et les traités internationaux peuvent garantir la liberté d’expression mais la réalité sur le terrain est souvent bien différente. Des millions de gens dans le monde entier vivent dans des pays où le flux d’information est étroitement contrôlé, où la censure est routine et la liberté d’expression entravée ou pire encore. Les lois restrictives sur la diffamation empêchant toute critique ne sont que trop courantes. C’est surtout le cas au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Une étude récente estime que trois personnes sur quatre dans ces régions vivent sans aucune presse libre – et que seule une personne sur 20 a accès à des médias complètement libres. Dans le dernier classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières, seul le Liban est placé dans les 80 premiers pays. L’Iran, la Syrie et le Yémen sont dans les dix derniers.
Les régimes répressifs de toute la planète peinent de plus en plus à contrôler le flux d’information. Là où les forces de l’ordre cherchent à bloquer internet, les gens trouvent rapidement le moyen de contourner la censure. L’économie a également besoin d’internet et les régimes commencent à comprendre que bloquer le web a des répercussions dans tout le pays. Cela n’implique pas que l’expression de ses opinions à travers les nouveaux médias soit sans risque. Blogueurs, militants et journalistes sont identifiés à travers les médias sociaux et surveillés. Ils sont victimes d’intimidations, d’agressions, d’arrestations et même de meurtres. Nous devrions tous clamer haut et fort ces abus, appeler au relâchement immédiat de ceux qui sont incarcérés et exiger que les pays ne se contentent pas de belles paroles mais portent un intérêt réel à la liberté d’expression qu’ils ont garantie. La Journée mondiale de la liberté de la presse nous donne la possibilité de réfléchir à l’importance des médias libres et au soutien qu’ils apportent aux hommes qui aspirent à un monde plus juste. Nous devons redoubler d’efforts pour faire passer ce message, à savoir que les médias libres sont garants de la protection et un atout pour chaque personne sur cette planète.